- 9 déc. 2025
- Élise Marivaux
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Qu’est-ce qu’un médicament derrière le comptoir ?
Vous avez peut-être déjà vécu cette situation : vous voulez acheter un décongestionnant pour votre rhume, mais au lieu de le prendre directement sur l’étagère, vous devez demander à un pharmacien. Il vous demande une pièce d’identité, enregistre votre achat sur un ordinateur, et vous pose des questions sur vos symptômes. Ce n’est pas une ordonnance, mais ce n’est pas non plus un simple comprimé que vous pouvez prendre comme un bonbon. C’est ce qu’on appelle un médicament derrière le comptoir (BTC).
Ce système existe pour les médicaments qui ne sont ni totalement libres (comme l’ibuprofène ou le paracétamol), ni réservés aux seules prescriptions médicales. Ce sont des produits à risque modéré, mais utiles, qui nécessitent un peu d’encadrement. En France, ce modèle n’existe pas encore officiellement, mais aux États-Unis, il est bien établi depuis 2006, après la loi contre l’épidémie de méthamphétamine. L’idée ? Protéger la santé publique sans bloquer l’accès aux soins.
Quels médicaments sont concernés ?
Les médicaments derrière le comptoir ne sont pas rares. En 2023, environ 15 à 20 produits sont classés dans cette catégorie aux États-Unis. Les plus connus sont :
- Pseudoéphédrine : présente dans Sudafed, Claritin-D ou Allegra-D. C’est un décongestionnant puissant, bien plus efficace que la phényléphrine (qui est en vente libre), avec 72 % d’efficacité contre 38 %. Mais elle peut être utilisée pour fabriquer de la méthamphétamine, donc son accès est strictement contrôlé.
- Contraceptifs d’urgence : comme Plan B One-Step. Depuis 2013, ils sont accessibles sans ordonnance à partir de 17 ans. Vous devez demander au pharmacien, montrer votre pièce d’identité, et il vous explique comment les prendre. Leur efficacité est de 89 % si pris dans les 72 heures après un rapport non protégé.
- Insuline : chez Walmart, les versions ReliOn de l’insuline régulière (Humulin R) et de l’insuline NPH (Novolin N) sont vendues sans ordonnance pour 25 à 40 $ le flacon de 10 mL. C’est une révolution pour les personnes sans assurance santé. Mais les insulines plus récentes, comme NovoLog, restent sur ordonnance.
- Certaines gouttes pour la toux : dans quelques États comme l’Oregon, des sirops contenant jusqu’à 12,8 mg de codéine sont disponibles derrière le comptoir. Dans la plupart des autres, même cette dose nécessite une ordonnance.
Comment ça marche, concrètement ?
Acquérir un médicament derrière le comptoir, ce n’est pas comme acheter un sachet de vitamine C. Voici ce que vous allez vivre :
- Vous demandez le produit au pharmacien - il ne le sort pas tout seul.
- Vous devez présenter une pièce d’identité avec photo (permis de conduire, carte d’identité, passeport).
- Le pharmacien entre vos informations dans un système national (comme NPLEx) qui suit vos achats. Il ne peut pas vous vendre plus de 3,6 grammes de pseudoéphédrine par jour, ni plus de 9 grammes en 30 jours.
- Il vous pose des questions : « Vous avez déjà acheté ce produit cette semaine ? », « Vous avez de l’hypertension ? », « Vous prenez d’autres médicaments ? »
- Il vous donne des instructions écrites ou orales sur l’usage.
Le processus prend entre 5 et 7 minutes. Ce n’est pas un simple contrôle. C’est une consultation de santé rapide, faite par un professionnel formé. Et c’est souvent là que les gens apprennent vraiment comment utiliser correctement leur médicament.
Pourquoi pas simplement en vente libre ?
On pourrait penser : pourquoi ne pas tout rendre libre ? La réponse est simple : certains médicaments ont des risques réels si mal utilisés.
La pseudoéphédrine, par exemple, peut augmenter la pression artérielle, provoquer des palpitations, ou interagir avec des antidépresseurs. Elle peut aussi être détournée - c’est pour ça que les lois ont été renforcées. Mais les études montrent que les restrictions n’ont pas arrêté la fabrication illégale de méthamphétamine : les trafiquants ont juste changé de précurseurs. Alors, est-ce que ce système fonctionne vraiment ?
La réponse est nuancée. Pour les contraceptifs d’urgence, oui. Avant 2013, les adolescentes devaient voir un médecin pour avoir Plan B. Maintenant, elles peuvent l’acheter à 2 heures du matin après un rapport non protégé. Entre 2007 et 2017, les grossesses chez les adolescentes ont baissé de 46 %. Pour l’insuline, c’est une question de survie : des milliers de personnes ne peuvent plus se permettre 300 $ un flacon. Le BTC permet d’éviter les morts par manque de traitement.
Le vrai problème, ce n’est pas la sécurité - c’est l’inégalité.
Les inégalités d’accès
Un étude de l’Université du Michigan en 2021 a révélé un fait choquant : les clients noirs étaient 3,2 fois plus susceptibles d’être refusés ou interrogés lorsqu’ils achetaient de la pseudoéphédrine, même s’ils respectaient les limites légales. Ce n’est pas une question de loi - c’est une question de préjugés.
Et puis, il y a les zones rurales. 60 millions d’Américains vivent à plus de 16 km d’une pharmacie. Pour eux, devoir faire un détour pour acheter un décongestionnant, c’est impossible. Certains n’ont pas de voiture. D’autres n’ont pas de téléphone pour appeler à l’avance pour vérifier si le produit est en stock. Le système BTC, conçu pour protéger, peut aussi exclure.
Et les pharmaciens ? Une étude de 2022 a montré que 18 % des clients ont été refusés ou retardés pour acheter un contraceptif d’urgence, même si la loi le permettait. Certains refusent pour des raisons morales. D’autres n’ont pas été formés correctement. Ce n’est pas un système parfait.
Les avantages réels, souvent ignorés
Pourtant, beaucoup de gens apprécient ce système - quand il fonctionne bien.
Sur Drugs.com, 82 % des 1 452 personnes ayant acheté Plan B se disent satisfaites. Une femme de 24 ans a écrit : « J’ai pu acheter Plan B à 2 heures du matin sans attendre un rendez-vous médical. Cela a probablement évité une grossesse non désirée. »
Et les consultations ? Une enquête de Pharmacy Times a montré que 76 % des clients se sentent plus sûrs de bien utiliser leur médicament après avoir parlé avec un pharmacien. Ils apprennent à ne pas mélanger les produits, à éviter les interactions, à reconnaître les effets secondaires.
Et puis, il y a les prix. L’insuline ReliOn coûte 25 $, contre 250 $ pour une insuline de marque. Ce n’est pas un geste philanthropique - c’est une réponse à une crise. Et ça marche : en 18 mois, Walmart a capté 18 % du marché de l’insuline sans ordonnance.
Et demain ?
Le modèle BTC ne va pas disparaître. Au contraire, il s’étend.
En mai 2023, la FDA a autorisé LoRez, un médicament à faible dose de naltrexone, pour traiter les troubles de l’alcool. C’est la première fois qu’un traitement pour une dépendance devient disponible derrière le comptoir. Des analystes prédisent que d’ici 2027, 5 à 7 autres médicaments pourraient passer dans cette catégorie : une faible dose d’atorvastatine pour le cholestérol, ou 150 mg de mifépristone pour des conditions gynécologiques.
Le marché BTC, qui représentait 3 % des ventes OTC en 2023, devrait atteindre 7 % d’ici 2026 - soit 8,5 milliards de dollars. Les pharmacies veulent ce système. Les patients veulent cet accès. Les fabricants veulent des produits plus rentables.
Le seul problème ? Il n’y a pas de règles unifiées. Il existe 28 systèmes différents selon les États. Dans l’Oregon, vous pouvez acheter 7,5 grammes de pseudoéphédrine par mois. Au Texas, c’est 9 grammes. Dans certains endroits, vous devez attendre 15 minutes. Dans d’autres, c’est rapide. C’est un cauchemar pour les voyageurs et les pharmacies multinationales.
Que faire si vous êtes aux États-Unis ?
Si vous achetez un médicament derrière le comptoir, voici ce qu’il faut savoir :
- Apportez toujours une pièce d’identité avec photo - même si vous êtes régulier.
- Ne vous énervez pas si le pharmacien pose des questions. Il est obligé de le faire.
- Si vous êtes refusé sans raison légale, notez le nom du pharmacien et de la pharmacie. Vous pouvez signaler l’incident à la FDA ou à l’association locale des pharmaciens.
- Si vous avez besoin d’insuline ou de contraceptif d’urgence, vérifiez avant de vous déplacer : certains magasins (Walmart, CVS, Walgreens) les ont en stock. D’autres non.
- Utilisez l’application GoodRx pour comparer les prix - ils varient énormément d’un magasin à l’autre.
Et en France ?
En France, ce système n’existe pas. Tous les médicaments sont soit en vente libre (GSL), soit sur ordonnance (POM). Il n’y a pas de catégorie intermédiaire. Pourtant, les débats ont commencé. Certains experts proposent d’ouvrir une catégorie « médicament sous contrôle pharmacien » pour les produits comme la pseudoéphédrine, les contraceptifs d’urgence, ou même certains traitements contre la douleur chronique.
Le système américain n’est pas parfait, mais il montre qu’il est possible d’être plus souple que l’ordonnance, sans aller jusqu’au libre accès. La question n’est pas de copier les États-Unis - c’est de trouver une solution adaptée à notre système de santé, avec des pharmaciens bien formés, des règles claires, et un accès équitable pour tous.